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Mondes de l'éducation

Etablissement d'enseignement professionnel, Sisli, Istanbul, Turquie. Photo: Simone D. McCourtie / World Bank
Etablissement d'enseignement professionnel, Sisli, Istanbul, Turquie. Photo: Simone D. McCourtie / World Bank

« Pour l’intégrité et le statut de l’enseignement supérieur et de l’enseignement et de la formation professionnels et techniques », par Fred van Leeuwen.

Publié 13 août 2019 Mis à jour 13 août 2019
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L’enseignement supérieur se révèle indispensable si nous souhaitons maintenir une base de connaissances, d’éléments factuels et de discussions libres au sein de la société. Touchant un très grand nombre de jeunes et d’adultes, l’enseignement et la formation professionnels et techniques (EFPT) a une fonction éducative essentielle, en plus d’offrir une formation professionnelle. Ces deux secteurs sont menacés, dans la mesure où nombreux·euses sont ceux·elles qui, tant dans le secteur privé que public, involontairement ou délibérément, cantonnent l’éducation et les éducateur·rice·s dans des limites strictes et neutralisent la capacité des gens à œuvrer en faveur de la justice sociale et à transformer leur vie.

Désireux de suivre l’exemple de bon nombre de ses universités sœurs, le conseil d’administration de l’université publique de Groningue, dans le nord des Pays-Bas, a décidé d’étendre ses frontières au vaste monde extérieur. Il y a cinquante ans, tout le monde aurait compris l’ambition et la détermination de l’université à se distinguer par l’excellence de son enseignement et de ses recherches novatrices. Trop souvent, ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, beaucoup d’universités mesurent leur position et leur statut dans le monde au nombre de campus qu’elles ont été capables de créer au-delà des frontières et au volume de fonds privés qu’elles ont pu recueillir.

Le vaste monde extérieur qu’a découvert l’université de Groningue est la Chine. Elle a créé un campus dans la ville de Yantai. La Chine est le deuxième plus important bailleur de fonds pour la recherche scientifique au niveau mondial, et l’université a probablement pensé qu’il serait stupide de ne pas profiter de cette opportunité.

Libertés académiques? Cette question sera abordée une fois que nous aurons posé le pied sur le sol chinois. Commençons tout d’abord par toucher le gros lot.

Mais la « chance » a tourné pour nos amis de Groningue. Il y a quelques mois, un journal a découvert qu’ils avaient illégalement utilisé l’argent des contribuables pour réaliser leurs investissements. Aussi l’aventure chinoise a-elle été avortée avant même d’avoir commencé.

Cette histoire illustre plusieurs des problèmes qui nous ont préoccupé·e·s au cours de ces dernières années. En réalité, dans une certaine mesure, ils ont été une priorité majeure, pour autant que je m’en souvienne. C’est l’histoire du mandat public des universités dont le but est de servir le bien commun. C’est l’histoire d’un combat pour obtenir des fonds publics. C’est l’histoire des pressions sans cesse croissantes des forces et des acteurs du marché sur la recherche et l’éducation. C’est l’histoire des conséquences sur les domaines connexes telles que les libertés académiques, le libre accès, la gouvernance collégiale et les conditions d’emploi.

Toutes ces questions ont été soulevées aux niveaux national et régional, ainsi que par l’IE au niveau international, avec des résultats partagés. Néanmoins, nous nous montrons plutôt efficaces dans le débat international pour exprimer nos points de vue et faire en sorte qu’ils soient soutenus. Toutefois, ces réussites n’ont pas toujours les retombées attendues. Trop souvent, la dure réalité sur le terrain est différente. Nous sommes encore loin de la mise en œuvre intégrale de la Recommandation de l’UNESCO concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur (1997), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) et d’autres normes internationales.

Le Communiqué de Paris adopté l’an dernier par les ministres de l’Education de l’Espace européen de l’enseignement supérieur est un bon exemple récent de déclaration s’inscrivant dans la tradition de ces normes historiques et universelles. Les ministres ont demandé que l’enseignement supérieur joue un rôle décisif dans « la relève des défis sociétaux importants, du chômage et des inégalités sociales aux questions liées aux migrations, en passant par une augmentation de la polarisation politique, de la radicalisation et de l’extrémisme violent ».

Les ministres ont également déclaré que l’éducation et les éducateur·rice·s devaient jouer un rôle clé « pour établir les faits sur la base desquels des débats publics sont conduits et des décisions prises » et favoriser « la citoyenneté active [des étudiant·e·s] dans des sociétés démocratiques ».

L’idée est louable évidemment. Qui ne serait pas d’accord avec cette perspective? Cette déclaration est identique à celle adoptée par la 11e Conférence de l’IE à Taipei l’an dernier. Mais, en réalité, ces mêmes ministres perpétuent quelque chose de très différent.

Cela ne veut pas dire que les aspirations consensuelles n’ont pas de valeur. Elles sont, en fait, très importantes. Mais ces aspirations s’accompagnent de l’obligation d’examiner, sous cet angle, ce qui se passe sur le terrain.

Dans un rapport soumis également l’an dernier à l’UNESCO sur la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur sur la base de la Recommandation de l’UNESCO de 1997, l’IE se préoccupe de savoir si, dans certains pays d’Europe ou ailleurs, l’affaiblissement du rôle des professeur·e·s et du personnel enseignant dans la gouvernance porte atteinte aux libertés académiques et à l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur en général.

Ces préoccupations sont liées à la croissance alarmante du travail précaire au sein de l’éducation dans une grande partie du monde, en particulier dans l’enseignement supérieur. La mise en avant des questions liées aux libertés académiques risque de ne pas faciliter le renouvellement des contrats, pas plus qu’elles ne seront exprimées ouvertement dans les forums sur la gouvernance. En d’autres termes, la sécurité d’emploi, les conditions de travail décentes, la collégialité, la bonne gouvernance et les libertés académiques font toutes partie d’un même ensemble. Lorsque ces éléments sont tous respectés, ils forment un cercle vertueux. Dans le cas contraire, ce cercle devient particulièrement vicieux.

Certains gouvernements ne manifestent que peu de respect pour les libertés académiques et l’autonomie de l’enseignement supérieur. En Italie, les dirigeant·e·s locaux·ales du parti de Matteo Salvini, Vice-premier ministre et Ministre de l’Intérieur, cherchent à interdire un manuel universitaire de sciences politiques qui qualifie la Ligue du Nord, de « parti d’extrême droite ». Autre attaque, plus grave encore, contre l’enseignement supérieur, la fermeture de l’Université d’Europe centrale à Budapest par Viktor Orbán s’inscrit dans le cadre d’un projet plus large du Premier ministre visant à défendre la « culture chrétienne », une formulation utilisée avant la Seconde Guerre mondiale par les fascistes locaux·ales pour attaquer et isoler les Juif·ive·s. Elle est aujourd’hui « actualisée » par l’ajout de cibles musulmanes. Bailleur de fonds de l’université, George Soros a été une cible privilégiée de l’antisémitisme et a figuré sur les affiches de campagne du parti d’Orbán avant sa victoire électorale retentissante l’an dernier. Rappelons également les attaques et autres intimidations violentes dirigées contre les professeur·e·s et les universités aux Philippines, au Brésil, en Turquie et ailleurs.

L’autonomie des universités ne peut exister sans une indépendance financière de base. Un des moyens de tenter de faire face à l’impact des programmes d’austérité sur les budgets des universités a consisté à solliciter des fonds, comme l’ont fait nos amis de Groningue, auprès d’autres pays comme la Chine, ou à établir des partenariats avec des entreprises privées.

Même en présence d’un respect rigoureux des libertés académiques, ce qui n’est toujours le cas, la recherche indépendante implique aussi de déterminer ce qui doit être étudié. Comme nous pouvons l’observer dans de nombreux pays, la fermeture des facultés considérées comme inutiles sur le plan économique en dit long. Déterminer les objectifs de la recherche par l’entremise du financement, en particulier privé, constitue également un danger évident pour les libertés académiques.

En d’autres termes, les libertés académiques sont menacées, d’une part, par les nouveaux partis autoritaires et, d’autre part, par la pression des intérêts privés. De toute évidence, une telle situation met en péril le rôle des universités en tant que bastions de la pensée critique et du jugement indépendant. Les « réformes » inspirées par le marché, notamment les politiques préconisant davantage le financement basé sur la performance, la gouvernance des établissements basée sur des modèles de gestion d’entreprise et, comme mentionné auparavant, le recours aux contrats à durée déterminée pour le personnel des universités, restreignent le droit d’enseigner sans ingérence, ainsi que la liberté de conduire des recherches et d’en diffuser les résultats.

Nombre de ces problématiques concernent également l’enseignement professionnel et technique. L’EFPT est un enseignement et les éducateur·rice·s de ce secteur en défendent les objectifs et les aspirations. Il ne peut s’agir d’une formation isolée, sans racines, sans rapport avec la mission de l’éducation. Comme tous les autres secteurs de l’éducation, l’objectif est de contribuer au développement des étudiant·e·s, en tant que personnes et en tant que citoyen·ne·s et travailleur·euse·s. Le respect de la valeur intrinsèque de l’EFPT exige également le respect intégral de ses éducateur·rice·s. Il s’agit d’un autre fil conducteur qui relie tous les enseignements.

L’Internationale de l’Education (IE) a récemment publié une étude intitulée « Enseignement et formation professionnels et techniques – un cadre pour une justice sociale» (en anglais). Cette dernière conteste la « théorie du capital humain », selon laquelle l’éducation doit développer les compétences qui ajoutent une valeur sur le plan économique. Une telle approche entraîne le gaspillage d’une grande partie du potentiel des étudiant·e·s. L’étude soutient que le rôle de l’enseignement professionnel et technique est de contribuer au développement de la richesse de l’être humain et de toutes les facettes de sa personnalité.

Autre élément que l’enseignement supérieur et l’EFPT ont malheureusement en commun, ceux·elles qui travaillent dans ces secteurs sont nos « témoins privilégié·e·s » de la commercialisation, de la privatisation et de l’impact de la mondialisation sur l’éducation.

L’an dernier, les participant·e·s à la Conférence sur l’enseignement supérieur et l’EFPT à Taipei ont souligné dans les discussions et les documents la place centrale qu’occupent les établissements d’enseignement supérieur et de recherche pour servir la démocratie et le bien commun.

La Présidente de l’IE Susan Hopgood et moi-même avons écrit un livre, récemment publié par l’IE, « Education et démocratie: 25 leçons de la profession enseignante». Outre tous les autres problèmes et défis rencontrés par les éducateur·rice·s et leurs syndicats, la démocratie apparaît comme un facteur essentiel pour notre capacité à fonctionner en tant qu’éducateur·rice·s et syndicalistes, institutions et catalyseurs de la démocratie.

Ce livre, inhabituel pour notre époque, est centré sur un processus à long terme, l’éducation, et nécessite une longue période d’attention. Il est gratuit, nous vivons à une époque où prix et valeur sont souvent confondus. Ce livre se met à l’écoute, une notion qui, elle aussi, apparaît quelque peu surannée, de la lutte des syndicalistes de l’éducation pour défendre et faire régner la démocratie.

La lutte historique pour la démocratie et la liberté des femmes et des hommes qui constituent notre secteur nous inspire et nous rend fier·ère·s. Mais cette lutte est loin d’être terminée. « Education et démocratie » s’adresse à toutes les professions et fonctions de l’éducation. Il s’agit d’un outil à utiliser dans ce dernier volet de notre travail collectif pour faciliter les discussions sur la démocratie dans nos rangs et au-delà, et encourager l’action.

C’est en défiant la peur d’accomplir notre travail et d’exercer pleinement notre profession, franchement et sincèrement, que nous pouvons garantir la pérennité de nos syndicats, de nos libertés et de nos démocraties. Comme l’a affirmé George Orwell, « si la liberté signifie quelque chose, alors c’est le droit de dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas entendre ».

Cet article est adapté du discours d’ouverture de Fred van Leeuwen prononcé le 20 juillet 2019 à l’occasion du Caucus de l’enseignement supérieur et de l’EFPT à Bangkok.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.