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Internationale de l'Education
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Idéologie

Publié 1 février 2016 Mis à jour 20 février 2017
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En 2014, l’économiste français Thomas Piketty a rejoint la liste des auteurs de best-sellers dans les librairies populaires, après la publication d’un ouvrage retentissant : Le capital au XXIe siècle. Il est plutôt rare de voir un livre académique tel que celui-là occuper une place de choix sur l’étagère des « incontournables » de nos librairies aéroportuaires. Mais comment Piketty a-t-il pu, du jour au lendemain, remporter un tel succès ? En grande partie parce qu’il s’est désolidarisé de la pensée de ses collègues économistes néoclassiques dont les idées façonnent, depuis les années 1980, les projets et programmes politiques aux quatre coins du globe. S’inspirant des théories défendues par Adam Smith, ces derniers soutiennent que la libéralisation des marchés permet de produire davantage de richesses qui, à leur tour, se révéleront profitables à l’ensemble de la population.   Les recherches de Piketty démontrent exactement le contraire. Et il n’est pas le seul à tirer cette conclusion, puisqu’une étude publiée en 2014 par l’Organisation de coopération et de développement économiques confirme son analyse. Les richesses ont effectivement augmenté, mais celles-ci sont en grande majorité détenues par un très faible pourcentage de la population (1 %), tandis que les classes moyennes et ouvrières ont, quant à elles, vu leur part du gâteau fortement diminuer.     A quoi reconnaît-on une profonde inégalité ? A partir des années 1980, la majorité des pays ont commencé à adopter des politiques néolibérales. Les Etats-Unis, société relativement égalitaire dans les années 1970, se montrent aujourd’hui beaucoup plus inéquitables dans la redistribution des richesses et du revenu que sur l’ensemble du siècle dernier. C’est également le cas au Royaume-Uni, au Portugal et en Espagne. Joseph Stiglitz, Prix Nobel et ancien économiste en chef auprès de la Banque mondiale, a récemment expliqué que la mixité politique était un échec total dans la mesure où elle a produit une société beaucoup plus inégalitaire. Dans un même ordre d’idées, Paul Krugman, Prix Nobel d’économie, démontre que chaque fois que les Etats-Unis diminuent les impôts pour les riches, on observe un ralentissement de l’économie. Par contre, lorsque ces taux d’imposition augmentent, l’économie repart en croissance. Pourtant, depuis les années 1980, nombreux sont les gouvernements à travers le monde qui ont adopté ce programme privilégiant le marché et la privatisation. Et l’éducation n’a pas été épargnée. L’engagement des pays reflète une logique particulière : l’éducation sera plus efficace si elle est régie par les principes de la concurrence (choix, normes, informations en matière de performance, etc., censés contribuer à une amélioration de la qualité) et si les entreprises privées assurent plus efficacement que les gouvernements la gestion de l’offre de produits et de services (réduction des coûts). Les mécanismes habituels utilisés pour appliquer ce modèle de marché englobent notamment les chèques-études, les écoles à charte, les académies, les écoles libres, l’enseignement orienté sur le marché ou la performance avalisée par des tests. L’hypothèse qui sous-tend ce modèle est que la gestion privée (voire la propriété) soumise à peu de réglementations permettra d’améliorer les résultats scolaires. Le problème avec ce modèle (peu ou pas de taux d’imposition pour les riches, tolérance vis-à-vis des paradis fiscaux, allègements fiscaux pour les non-résidents et les fondations, etc.) est que l’enseignement, comme annoncé, demeure public et tributaire de la redistribution par l’Etat. Si ceux/celles qui gagnent et possèdent le plus ne paient pas leur part d’impôts,  soit l’Etat dépensera plus qu’il ne gagne - impliquant davantage d’emprunts pour payer la facture - soit il fera peser la charge fiscale de plus en plus lourdement sur les classes moyennes et les travailleurs/euses, en les contraignant à assumer une plus large part de l’impôt, par rapport à leurs revenus et dépenses. Le modèle de marché a également été défendu par les entreprises privées, voyant dans l’offre de services éducatifs une source de profit potentielle, en tant que gestionnaires d’écoles, prestataires de services éducatifs, ou au travers des tests et autres services clés. La tentation d’exclure des catégories d’élèves particulières en raison de leurs résultats plus faibles, ou de ne choisir que les plus performants, signifie également que l’éducation n’est plus réellement considérée comme un secteur public mais bien comme un terrain favorable à l’exploitation commerciale par des entités privées. Le modèle de marché s’oppose également au modèle d’investissement public, c’est-à-dire un système éducatif global fondé sur l’accès universel et l’égalité, préparant les citoyen(ne)s à la vie politique et économique. Les mécanismes permettant de garantir la qualité comprennent la préparation d’enseignant(e)s de haute qualité, le financement équitable des écoles, des infrastructures de haute qualité et une éducation holistique de l’enfant. L’idée de base est que la propriété et la responsabilité publiques, ainsi que la transparence au travers de processus démocratiques, permettront de garantir un enseignement et des environnements pédagogiques de qualité pour les enseignant(e)s et les étudiant(e)s, et donc de meilleurs résultats scolaires. Dans un puissant modèle d’investissement Etat-public, l’Etat s’appuie sur un système de taxation progressif pour investir dans la fonction publique, au lieu de dépendre des familles pour trouver les ressources destinées à ses propres investissements, forcément inéquitables. Quels arguments nous permettraient de faire la distinction entre idéologie et fait objectif pour déterminer quel modèle de gouvernance offre une éducation équitable sur le plan social ? Pouvons-nous les accumuler et que nous enseigneraient-ils de plus ? Dans un ouvrage à paraître, les universitaires Frank Adamson, Bjorn Astrand et Linda Darling-Hammond montrent les différences entre un modèle Etat-marché faible et un modèle d’investissement Etat-public puissant. Associant la Suède et la Finlande, le Chili et Cuba, les Etats-Unis et l’Ontario, ils tirent toute une série de conclusions à propos de chaque modèle. Les preuves sont plutôt éloquentes. Elles démontrent, en effet, que lorsque l’on fait la somme des arguments, aucun pays n’enregistre des résultats notablement meilleurs en présence d’un modèle d’investissement de marché. Au contraire, avec le temps, certaines inégalités profondément ancrées commencent à devenir tellement évidentes que le système entier en souffre. Ce constat a amené Martin Carnoy, économiste de l’éducation à Stanford, à affirmer que les aspects négatifs des inégalités et des marchés, lorsqu’ils touchent le bas de l’échelle sociale, semblent éclipser tous les effets positifs, notamment la possibilité offerte aux parents de choisir leur école. De même, les Etats d’Amérique affichant les meilleures performances globales sont ceux étant le moins impliqués dans la privatisation ou la contractualisation des écoles - les plus médiocres étant enregistrées dans les Etats ayant instauré des réformes basées sur une déréglementation du marché. La question que nous pourrions nous poser est pourquoi ? Quelles sont les dynamiques en présence ? Le Professeur Marius Busemayer et ses collègues de l’Université de Konstanz en Allemagne nous apportent quelques éléments de réponse. Selon eux, si les élites privilégient l’enseignement privé pour les avantages qui en découlent et si les groupes à faible revenu préfèrent les structures plus socialisées pour les avantages offerts par les systèmes publics, alors tout, ou presque, dépend de l’existence d’une clause d’exclusion ou d’incitants pour les classes moyennes en faveur ou non d’un modèle d’investissement d’Etat par rapport à un modèle de marché. Les classes moyennes sont plus susceptibles d’adhérer à un modèle d’investissement d’Etat si elles peuvent valoriser certains de ces avantages. Mais cela présente également des avantages pour les classes ouvrières dans la mesure où les classes moyennes sont susceptibles de travailler sans relâche au niveau politique pour améliorer l’enseignement public, et de créer ainsi un effet boule de neige (dans l’hypothèse où aucun système de suivi n’a été mis en place), puisque la diversification des écoles est plus profitable aux populations dont les moyens financiers sont plus limités. Il est clair que les intérêts privés n’ont pas leur place dans l’enseignement public. Et il n’est pas difficile de faire la somme des arguments pour le prouver. Il s’agit avant tout d’une question de volonté politique - puisque les preuves démontrent de plus en plus que les modèles de marché sèment la division. Un système d’éducation privilégiant un modèle d’investissement public et non de marché aurait non seulement un effet radical sur les politiques mais contribuerait aussi à accroître la productivité économique et l’égalité sociale, et pas uniquement pour une poignée d’élites. Cela vaut la peine de lutter pour y arriver !